Professeur Daniel BALAS
Groupe de Recherche sur la
Trophicité et la Biologie du Vieillissement (GRTV)
et Institut de Gérontologie des Alpes Maritimes (IGAM)
Faculté de Médecine & Hôpital
Gérontologique de Cimiez, Nice
III - COMMENT EVALUER ? L'INTERÊT DE L'EXAMEN GÉRONTOLOGIQUE STANDARDISÉ (EGS)
IV - QUI DOIT ETRE EVALUE ? QUAND DOIT-ON EVALUER ?
V - QUELS CRITERES POUR ETRE EVALUATEUR ?
La gérontologie moderne ne se limite plus à
laccompagnement dun processus irréversible de fin
de vie dans une attitude défaitiste. Elle est au contraire
dynamique et passe impérativement par le concept
dévaluation.
I - POURQUOI EVALUER ?
Les gérontologues savent quun vieillissement
réussi dépend dune bonne gestion des conditions
environnementales, et dune réponse individuelle
adaptée face à cet environnement.
Lévaluation prend alors tout son sens : elle
permet une analyse objective des facteurs et moyens à mettre
en oeuvre pour améliorer la qualité du
vieillissement.
Il faut aussi savoir que le vieillissement humain nest pas
univoque ; il peut seffectuer selon trois modes caricaturaux :
le vieillissement pathologique, le vieillissement avec succès,
et le vieillissement usuel (les 3 modes sont souvent
intriqués).
Le vieillissement pathologique est celui auquel nous sommes
déjà sensibilisés. Il concerne les pathologies
prévalentes avec lavance en âge : accidents
cardiovasculaires, pathologies diabétiques, cancers
épithéliaux, la maladie dAlzheimer etc. Avec ce
type de vieillissement lévaluation se confond
avec la pratique diagnostique et sanitaire.
A lopposé, le vieillissement avec succès
correspond à ces personnes âgées qui conservent
des capacités physiques et mentales globalement suffisantes.
Il sagit soit de personnes vieillissant sans incapacité
majeure, ou bien de personnes parfaitement adaptées à
certaines formes dincapacités mineures. A priori le
vieillissement avec succès ne concernerait pas les acteurs
sanitaires et sociaux. Ce serait une erreur
dinterprétation, car il faut être vigilant et
savoir évaluer le risque de bascule vers les deux
autres formes de vieillissement. Cest donc aborder
lévaluation en terme de prévention. Il faut bien
reconnaître que la vision préventive nest pas un
point fort en France.
Mais la spécifité vraiment gérontologique
correspond au vieillissement usuel. (traduction
directe de langlais ; mieux vaudrait parler de vieillissement
habituel et par usure). Il sagit de patients âgés
qui perdent des capacités fonctionnelles du fait de la
fatigabilité de lorganisme
vieillissant, avec surtout une inadaptation croissante au stress.
Cette désadaptation est subitement
révèlée dans les situations de crise. Nous
parlons désormais de caps pour
définir ces états. Les caps trouvent leur origine dans
des situations très diverses (un choc psychologique tel que la
perte du conjoint, un déménagement, une
hospitalisation, une fracture du col du fémur, un
épisode infectieux, etc). En fait toute situation
perçue comme aggressive par la personne âgée
aboutit à un stress qui, mal géré, pourra
générer un cap.
|
Il est évident que ces déclins transitionnels imposent
lévaluation objective de chaque situation. En
effet, de cap en cap la personne
âgée voit augmenter les incapacités
jusquà franchir le seuil de la dépendance. Notons
que le seuil de dépendance peut largement varier en fonction
de la qualité de lenvironnement, tant à domicile
(interêt de lévaluation simultanée
de lhabitat) quà lextérieur
(intérêt de lévaluation dun
urbanisme et des prestations de service locales face à la
personne âgée).
A lévidence, lévaluation par le
gérontologue doit être globale : évaluation du
niveau individuel de perte dautonomie ; évaluation des
facteurs environnementaux conditionnant aussi le niveau de
dépendance. En bout de compte, pour reprendre la terminologie
anglosaxonne, il convient dévaluer les
éléments constitutifs des désavantages
éprouvés par la personne âgée.
II - QUE FAUT IL EVALUER ?
5 risques dominent lentrée en dépendance de la
personne âgée : les déficits
cognitifs, les malaises et les troubles de la marche avec le
risque associé de chutes , lincontinence,
certains problèmes relationnels de la vie quotidienne,
et surtout la dénutrition qui, en cause ou en
conséquence, aggrave les autres pertes dautonomie.
Pour tous les acteurs de terrain en gérontologie clinique, il
importe de bien évaluer ces 5 grands risques, sachant
quils sont très souvent intriqués, sachant
également quévaluer ces 5 risques majeurs permet
dinvestiguer simultanément la plupart des autres
incapacités ou risques plus mineurs.
III - COMMENT EVALUER ?
LINTERÊT DE LEXAMEN
GÉRONTOLOGIQUE STANDARDISÉ (EGS)
Lutter contre la dépendance et les risques de perte
dautonomie passe par une attitude stratégique où
lévaluation représenter lassise
conceptuelle et pratique de la prise en charge.
Il ny a pas dévaluation sans méthode !
Le concept dévaluation gérontologique est
déja ancien, même sil nest pas encore
toujours bien perçu. On le doit aux travaux de Rubenstein
(1984). Il a été le premier à démontrer
les bénéfices apportés par un examen
gérontologique standardisé (EGS)
basé sur des évaluations objectives et
validées. Les 2 tableaux, inspirés du travail
original de Rubenstein, résument tout
lintérêt de lEGS. LEGS permet
daméliorer la qualité de la prise en charge sous
tous ses aspects, médico-sociaux et économiques.
|
![]() |
Lévaluation gérontologique, avec des
protocoles dûment validés, est incontournable : dans le
futur, léquipe gérontologique devra
étendre ses compétences et acquérir un
véritable rôle dexpert en
établissant la synthèse entre ce que la personne
âgée peut faire, ce quelle voudrait
faire , et ce quelle pourra probablement faire.
LEGS sera à la base de la démarche qualité
en gérontologie.
En France, nous bénéficions du protocole
dévaluation GERONTE (plus récemment de la grille
AGGIR qui en est issu). Ces grilles dévaluation
permettent de situer le niveau dautonomie de la personne
âgée et de la positionner face à une prise en
charge financière.
Il ne sagit pas de polémiquer dans cet article sur la
validité socio-économique de la Prestation
Spécifique Dépendance (PSD) récemment mise en
place (Janvier 1997). Une certitude demeure : en imposant la grille
AGGIR comme référent dévaluation, la PSD
constitue un tournant évolutif majeur en favorisant la
généralisation dune ébauche
dévaluation systématique en pratique
quotidienne.
Mais ce nest quun début. Dautres marqueurs
du vieillissement doivent être recherchés. La
gérontologie est encore bien trop axée sur la perte
dautonomie déjà instaurée. La
gérontologie moderne devra associer une pratique
préventive à tous les stades de la prise en charge.
IV - QUI DOIT ETRE EVALUE ? QUAND DOIT-ON EVALUER ?
A lévidence lévaluation concerne
demblée toutes les personnes âgées en
perte dautonomie.
(la PSD, bientôt lAPA, imposent désormais cette
démarche). Mais la grille AGGIR, nest quun minimum
minimorum. Dautres batteries de tests, françaises et
surtout étrangères, existent et sont déjà
validées. Des exemples informatisés sont faciles
à calquer. Mettre en place un EGS nest donc quun
problème de motivation, de rigueur et surtout de formation de
base des équipes gérontologiques et des médecins
généralistes. Nous y reviendrons.
Lévaluation est une clef obligée dans la prise en
charge et le suivi. Elle est aussi le trait dunion
sémantique entre les intervenants, leur permettant de
sexprimer et de se comprendre.
Mais lévaluation gérontologique se situe
encore plus dans des attitudes préventives et/ou
prédictives précoces : Il sagit de convertir
un maximum de cas de patients entrés (ou susceptibles
dentrer) dans le vieillissement usuel, en patients vieillissant
avec succès (ou au minimum vieillissant avec plus de
succès). Il sagit dun véritable challenge.
Cest en terme dévaluation de la
fragilité que va se développer la
gérontologie : fragilité physique, fragilité de
la balance émotionnelle et des capacités
mnésiques, fragilité en bout de compte de la
capacité relationnelle globale de lindividu face
à son environnement.
Dans ce domaine nous citerons 2 évaluations qui nous semblent
exemplaires. Elles sont pourtant dusage encore confidentiel
dans notre pays :
- Le test de lUniversité du Iowa : bati sur un
questionnaire en 56 questions il explore les principaux items de la
vulnérabilité relationnelle. Il est dune grande
utilité par sa sensibilité et sa facilité
demploi.
- le dosage de lhomocystéine. Beaucoup plus
récent, il sagirait dun marqueur de la
fragilité tissulaire. Douze pour cent des personnes
âgées vieillissant avec succès auraient des taux
élevés dhomocytéine. Ce seraient ces
patients qui basculeraient ultérieurement dans le
vieillissement usuel et/ou pathologique.
Pour généraliser, il faut impérativement
évaluer par des méthodes validées, basées
sur des variables qualitatives et quantitatives reconnues, fiables et
sensibles ; elles seront à la base dun langage commun et
de la robustesse de lévaluation.
Enfin au delà de lévaluation statique il faudra
envisager des tests dynamiques et fonctionnels non invasifs.
Ils seront biocliniques, concernant toutes les étapes du
vieillissement humain. Personnellement nous initions la
démarche dans une structure dévaluation en
hôpital de jour, ce qui nous permet, par exemple,
dexplorer en temps réel la dénutrition et les
états danorexie de la personne âgée au
cours dun repas dépreuve.
V - QUELS CRITERES POUR ETRE EVALUATEUR ? LA FORMATION DES
INTERVENANTS, EST UN PREALABLE INCONTOURNABLE, MAIS AUSSI UN PROBLEME
MAJEUR QUI SE POSE A LA GERONTOLOGIE MODERNE.
Cest sûrement là que le bât blesse.
Désormais les infirmiers reçoivent une formation
gérontologique spécifique. Les médecins aussi,
depuis seulement 2 ans ! (et les heures consacrées à la
gérontologie dans le cursus des études sont encore bien
limitées). Mais il faut être clair : il ne suffit pas
dinstaurer lobligation de formation dans les textes. Le
nombre de formateurs va être très insuffisant pour
généraliser rapidement les bonnes pratiques. Cela est
vrai sur le terrain pour initier les intervenants aux techniques
dévaluation. Mais cest également vrai au
plan conceptuel pour former tous les cadres (médecins compris)
à la gérontologie, seule façon damplifier
lesprit créatif et dinnovation, et de mettre en
place les futures procédures, les référentiels,
etc.
Il faut surtout insister sur la nécessité de former les
équipes gérontologiques aux notions de
vulnérabilité et de fragilité , autrement dit
à la prise en charge des désadaptations au stress. Le
domaine est encore plus vaste car il se situe largement plus en amont
dans la bonne gestion du vieillissement : il concerne tout autant la
formation des bénévoles et des aidants naturels que
lensemble des intervenants professionnels auprès des
personnes âgées (personnel danimation,
universités inter-ages, prestataires de petits services,
soignants, acteurs sociaux, etc). Notre expérience nous montre
que faire percevoir la Frailty représentera
peut-être laction prioritaire en terme de
prévention primaire.
En bref et en guise de paradoxe, la gérontologie moderne est
une discipline jeune qui manque gravement dassises pour
amplifier les actions entreprises. Elles ne sont encore que
loeuvre déquipes très restreintes tentant
dappliquer les véritables critères de
qualité.
VI - OU DOIT-ON EVALUER ?
Nous oserions presque dire partout ! La gestion
optimisée du vieillissement doit tendre à la
compression maximale de la morbidité et des
incapacités. Il sagit de favoriser le vieillissement
avec succès, ou de réhabiliter un maximum de personnes
âgées ayant glissé dans le vieillissement usuel,
pour les reconduire dans le vieillissement avec succès ou,
pour le moins, dans une situation de dépendance
minimisée ou ralentie.
Lévaluation est donc sous-tendue à toutes les
étapes de laction gérontologique. Avec sa valeur
doutil sémantique commun à tous les acteurs, elle
est à la base du fonctionnement en Réseaux, et de la
coordination des actions pour mettre en place les soutiens
et/ou animations nécessaires à lharmonisation du
projet de vie et du projet de soin, et den assurer le suivi.
Mais lavenir des réseaux, faute de formation,
méritera vigilance et réflexion.
|
Les réseaux ne risquent-ils pas dêtre des
écrans de fumée masquant les difficultés aux
bonnes pratiques, alors que lévaluation au sein du
réseau devrait justement conduire à ces bonnes
pratiques ? Sans être alarmiste cette question doit être
posée.
VII - QUI DOIT EVALUER ?
Lévaluation doit être le prétexte à
la concertation des acteurs de terrain. A tous les niveaux de prise
en charge la gérontologie imposera désormais la
conception déquipes de soins ou dintervention. Les
problèmes abordés, par leur complexité et leur
diversité, ne peuvent plus se traiter sans la confrontation
des avis des différents acteurs, professionnels ou non
(médecins, assistants sociaux, personnels de soins, personnels
para médicaux, auxiliaires de vie, etc). En ce sens il ne faut
pas restreindre le champ de lévaluation. En fonction du
niveau de compétence de chacun, tous les acteurs de la
gérontologie doivent être formés au concept
dévaluation, en connaître les critères, en
avoir les réflexes.
Si chaque acteur doit être un évaluateur potentiel, on
peut cependant reconnaître des Pôles de
Référence. Trois sont aisément identifiables
:
- Le médecin généraliste devrait occuper une
position privilégiée dans lévaluation du
patient âgé en perte dautonomie, aussi bien dans
le soutien au domicile, quau cours dune hospitalisation
ou quen institution. Larchétype traditionnel du
couple constitué par le patient et son médecin
traîtant doit redevenir une constante de base de la
coordination de proximité. Mais le médecin
généraliste doit aussi acquérir une vision
beaucoup plus préventive : nul mieux que lui nest aussi
bien placé pour gérer un prévention secondaire
chez ses patients âgés. Le médecin
généraliste devrait être le premier garant de la
bonne pratique de lévaluation
gérontologique.
- Le CHU ou CHR, plus tard dautres structures
spécialisées, devront aussi développer des
rôles de conseil et dexpertise
hyperspécialisés. Lhôpital doit
être un garant, mais aussi le promoteur et le
référant gérontologique. Sur la carte
sanitaire cette fonction devrait naturellement se situer à la
jonction ville-hôpital, donc près de
lhôpital de jour, avec une Unité dEvaluation
Gérontologique autonome (évaluation des situations de
crise mais aussi de tous les cas complexes de
vulnérabilité présumée).
- Enfin au plan institutionnel le duo représenté
par le médecin de Santé Publique et une assistante
sociale de la Direction Départementale représentent le
3ème pôle référent. Ils effectuent
lévaluation dans le cadre de la PSD (APA). On voit mal,
même si bien des liens restent à établir, comment
lordonnateur départemental pourrait se passer des
connaissances acquises par les 2 autres pôles.
Il y a là une grande chance : toutes les conditions sont
désormais réunies pour initier des réseaux
gérontologiques opérationnels et
coopératifs.
En bref, la gérontologie moderne, au travers dune
évaluation rigoureuse, peut apporter des solutions
adaptées aux désavantages liés à
lavance en âge. Mais le concept
dévaluation ne peut se limiter à celle de la
personne âgée. Cest simplement la première
étape incontournable avant denvisager les autres
évaluations : celle des procédures à mettre en
place, celle permettant dévaluer la qualité et la
validité des référentiels, celle permettant une
optimisation ultérieure des structures de réseaux et de
leur interface, etc.
Généraliser lévaluation au travers de
lexamen gérontologique standardisé est donc le
premier pas à franchir si nous voulons répondre
efficacement aux nouvelles données démographiques et,
sinon les réduire, du moins optimiser les coûts de
Santé au troisième âge.
Bibliographie sommaire
:
Goldberg TH, Chavin IS : preventive medecine and screening in older
adults. JAGS, 45, 1997
Leroux R. : Lévaluation gérontologique. De la
théorie à la pratique : le géronte. Edition
Ecole Nationale de la Santé Publique, 1994.
Mccully KS : chemical pathology of homocysteine : cellular function
and aging. Annals of clinical and laboratory science, 24(2), 1994
Morris WW, Buckwalter KC, Cleary TA, Gilmer JS, Hartz DL, Studer MS :
refinement of the IOWA self-assessment inventory.
Gérontologist, 30, 1990
Syndicat National de Gérontologie Clinique : AGGIR : guide
pratique pour la codification des variables ; principaux profils des
groupes iso-ressources. La revue de Gériatrie, 19, N°3,
1994
Vieillir avec succès : facteurs prédictifs,
compensation et optimisation. Collection de Lannée
Gérontologique, Editions Serdi, Paris, 1997.